18
Il est très difficile de ne pas perdre sa détermination quand un homme se fait méthodiquement démolir dans la pièce à côté. Je suppose que c’est le but recherché par ceux qui ont inventé cette méthode. La Gestapo était passée maître dans l’art de vous ramollir l’esprit en vous forçant à entendre l’interrogatoire d’un autre avant de s’occuper de vous. Il n’y a rien de pire que d’attendre, que ce soit le résultat de tests à l’hôpital ou la hache du bourreau. Une seule chose compte : qu’on en termine le plus tôt possible. C’était d’ailleurs une technique que j’avais moi-même utilisée à l’époque de l’Alex, quand je laissais mijoter longuement des suspects avant de les interroger. Quand on attend, l’imagination prend peu à peu le pas sur tout le reste, et transforme votre cerveau en enfer.
Je m’efforçai pourtant de deviner ce qu’ils me voulaient. Attendaient-ils des renseignements sur Six ? Espéraient-ils que je leur dise où se trouvaient les papiers de von Greis ? Allaient-ils me torturer pour que j’avoue un renseignement que j’ignorais ?
Après trois ou quatre jours d’isolement dans ma cellule infecte, je commençais à me demander si la douleur physique était la seule perspective qui me restait. À d’autres moments, je tentais d’imaginer ce qu’il était advenu de Six et de Red Helfferrich, arrêtés en même temps que moi, ainsi que d’Inge Lorenz.
La plupart du temps, je contemplais fixement les murs de ma cellule, véritables palimpsestes des malheureux qui y avaient séjourné avant moi. Curieusement, peu de graffiti attaquaient directement les nazis. La plupart opposaient sociaux-démocrates et communistes, qui se traitaient mutuellement de « vendus » en s’accusant d’être les responsables de l’élection de Hitler : les Sozis mettaient ça sur le compte des Pukers, tandis que ces derniers blâmaient les Sozis.
Le sommeil ne venait pas facilement. La première nuit, j’avais renoncé à m’étendre sur la paillasse puante, mais au fur et à mesure que les jours passaient et que l’odeur du seau d’aisance devenait de plus en plus incommodante, je cessai de me montrer si exigeant. Ce n’est que le cinquième jour, quand deux gardes SS vinrent me tirer de ma cellule, que je réalisai à quel point je sentais mauvais. Ce n’était pourtant rien à côté de l’odeur qu’ils dégageaient : celle de la mort.
Ils me poussèrent le long d’un corridor puant l’urine jusqu’à un ascenseur. Nous en sortîmes cinq étages plus haut, dans un couloir au sol couvert d’un tapis, aux murs lambrissés auxquels les portraits encadrés du Führer, de Himmler, de Canaris, de Hindenburg et de Bismarck donnaient un air de club privé. Poussant une double porte haute comme un tramway, nous pénétrâmes dans un vaste bureau inondé de lumière où s’affairaient des dactylos. Personne ne prêta la moindre attention à ma répugnante personne. Un jeune Hauptsturmführer se leva de son bureau et s’approcha.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
L’un de mes gardiens se mit au garde-à-vous avec un claquement de talons et déclina mon identité.
— Attendez ici, dit l’officier en se dirigeant vers une porte d’acajou au fond de la pièce.
Il frappa au panneau poli et attendit quelques secondes. L’officier entrebâilla la porte et passa la tête à l’intérieur. Puis il adressa un signe de tête à mes gardes, qui me poussèrent en avant.
C’était un bureau immense, avec un haut plafond et de luxueux fauteuils de cuir, et je sus aussitôt que j’avais échappé au petit concerto pour matraque et coups de poing qui était la triste routine de la Gestapo. Pour l’instant en tout cas : ils n’auraient pas pris le risque de salir le tapis. Derrière un bureau placé entre une porte-fenêtre et des étagères de livres étaient installés deux officiers SS impeccablement sanglés dans leurs uniformes, les cheveux couleur de gruyère et le sourire hautain. Ils semblaient avoir réussi à discipliner jusqu’aux mouvements de leurs pommes d’Adam. Le plus grand des deux congédia mes gardes et le Hauptsturmführer.
— Herr Gunther, asseyez-vous, je vous prie, dit-il ensuite en désignant une chaise placée devant le bureau.
Je m’en approchai les mains dans les poches, seule façon de retenir mon pantalon depuis qu’on m’avait confisqué mes lacets et mes bretelles.
N’ayant jamais rencontré d’officiers SS de haut rang, j’ignorais le grade exact de ces deux-là, mais je supposais que l’un était colonel, et l’autre, celui qui avait parlé le premier, général. Ils ne paraissaient pas avoir beaucoup plus de 35 ans.
— Une cigarette ? proposa le général.
Il me tendit un coffret, puis me lança des allumettes. J’allumai une cigarette que je fumai avec avidité.
— Servez-vous si vous en voulez d’autres, ajouta-t-il.
— Merci.
— Peut-être désirez-vous boire quelque chose ?
— Du champagne, si vous avez.
Ils sourirent en même temps. Le colonel exhiba une bouteille de schnapps et m’en servit un plein verre.
— Nous n’avons que ça, dit-il.
— Ça ira très bien, dis-je.
Le colonel se leva et m’apporta mon verre. Je n’allai pas le laisser éventer. Je le vidai d’un trait, fis tourner l’alcool dans ma bouche pour me nettoyer les dents et l’avalai. Je sentis le schnaps m’enflammer le corps jusqu’aux doigts de pieds.
— Donnez-lui-en un autre, fit le général. Notre ami paraît sur les nerfs.
Je tendis mon verre pendant que l’officier me resservait.
— Je ne suis pas nerveux, dis-je. C’est juste par plaisir.
— Vous cultivez votre image, n’est-ce pas ?
— Quelle image ?
— Eh bien, celle du détective, naturellement. Celle du privé tapi dans son bureau miteux, qui boit autant qu’un candidat au suicide n’arrivant pas à se décider, et qui vient à la rescousse de la belle et mystérieuse femme en noir.
— Une SS, peut-être ? suggérai-je. Il eut un petit sourire.
— Croyez-le ou pas, dit-il, mais j’envie votre travail. Ce doit être passionnant.
Son nez d’aigle était si proéminent qu’il en faisait paraître son menton fuyant. Au-dessus de l’arête du nez, ses yeux bleus métalliques trop rapprochés et légèrement obliques lui donnaient un air cynique et blasé.
— Les contes de fées sont beaucoup plus intéressants, dis-je.
— Sûrement pas en ce qui concerne l’affaire que vous a confiée la compagnie d’assurances Germania.
— À la place de laquelle, intervint le colonel, il serait plus exact de substituer le nom de Hermann Six.
Le colonel était plus séduisant que son supérieur mais paraissait moins intelligent. Le général se pencha sur un dossier ouvert devant lui, ceci, imaginai-je, pour me faire comprendre qu’ils n’ignoraient rien de mes activités.
— Exact, murmura-t-il.
Durant quelques secondes il s’absorba silencieusement dans la lecture de mon dossier, puis leva la tête avant de me demander :
— Pourquoi avez-vous quitté la Kripo ?
— Le blé, fis-je.
Il me considéra d’un air inexpressif.
— Le blé ? répéta-t-il.
— Oui, le blé, l’oseille, l’argent, quoi. D’ailleurs pendant que j’y pense, j’avais 40 000 marks dans ma poche en arrivant dans cet hôtel. J’aimerais savoir ce qu’ils sont devenus. Et aussi ce qu’est devenue la jeune femme qui travaillait pour moi, Inge Lorenz. Elle a disparu.
Le général se tourna vers son subordonné, qui secoua la tête d’un air impuissant.
— Nous ne savons rien sur cette personne, Herr Gunther, dit le colonel. Il y a beaucoup de gens qui disparaissent à Berlin. Vous êtes bien placé pour le savoir, n’est-ce pas ? Quant à votre argent, rassurez-vous, nous le conservons en lieu sûr.
— Ravi de l’apprendre, mais sans vouloir vous offenser, je préférerais le planquer sous mon matelas.
Le général, joignant ses mains longues et fines de violoniste comme pour prononcer une prière, posa le bout de ses doigts sur ses lèvres d’un air songeur.
— Dites-moi, s’enquit-il, avez-vous jamais songé à entrer dans la Gestapo ?
À moi de sourire un peu.
— Vous savez, mon costume n’était pas mal avant que je sois obligé de dormir une semaine avec. Je sens peut-être un peu fort, mais pas vraiment mauvais, si ?
Il eut un petit ricanement amusé.
— Parler comme les détectives de roman est une chose, Herr Gunther, dit-il, mais leur ressembler est une autre paire de manches. Je ne sais pas si vous êtes réellement courageux ou si vous faites preuve d’une totale inconscience quant à la gravité de votre situation. (Il haussa ses fins sourcils dorés et se mit à tripoter la médaille du Cavalier allemand épinglée sur sa poitrine.) Je suis par nature un homme cynique, comme tous les policiers. C’est pourquoi je serais enclin à prendre votre bravade pour de l’inconscience. Pourtant je préfère penser que vous êtes un homme courageux. J’espère que vous n’allez pas me décevoir. (Il marqua une pause.) Je vous envoie en KZ.
Un froid de devanture de boucherie m’envahit le corps. J’avalai le reste du schnapps.
— Écoutez, m’entendis-je articuler, si c’est à cause de cette foutue note de lait que j’ai pas payée…
Mon air égaré les fit sourire.
— À Dachau, précisa le colonel.
J’écrasai ma cigarette et en allumai aussitôt une autre. Ma main tremblait.
— Ne vous inquiétez pas, reprit le général d’un ton qu’il voulait rassurant. Je vous confie une mission. Vous travaillerez pour moi.
Il se leva et vint se planter devant moi, les fesses sur le rebord du bureau.
— Qui êtes-vous ? fis-je.
— Je suis l’ObergruppenFührer Heydrich. (Puis il désigna son collègue et, croisant les bras, ajouta :) Voici le StandartenFührer Sohst de la Brigade spéciale.
— Ravi de vous connaître, fis-je.
Ce n’était pas tout à fait vrai. La Brigade spéciale était la bande de tueurs dont m’avait parlé Marlene Sahm.
— Je vous ai à l’œil depuis un certain temps, poursuivit-il. Après le regrettable incident du pavillon de Wannsee, je vous ai fait suivre dans l’espoir que vous nous conduiriez à certains papiers que nous recherchons. Je suis sûr que vous savez de quoi je veux parler. Vous ne nous avez pas menés aux documents, mais, et c’est presque aussi appréciable, à un de ceux qui les ont volés. Durant ces quelques jours où vous avez été notre hôte, nous avons vérifié votre histoire. C’est un ouvrier des autoroutes, Bock, qui nous a suggéré où nous pourrions trouver ce Kurt Mutschmann – le cambrioleur qui détient ces papiers.
— Bock ? fis-je en secouant la tête. Je ne vous crois pas. Il n’était pas du genre à dénoncer un ami.
— Vous avez raison. Il ne nous a pas dit exactement où nous le trouverions, mais il a eu le temps de nous mettre sur la piste avant de mourir.
— Vous l’avez torturé ?
— Oui. Mutschmann lui avait déclaré un jour que s’il était recherché et qu’il ne trouvait plus où se cacher, il se ferait enfermer en prison ou en KZ. Ma foi, avec une bande de criminels à ses trousses, sans parler de nous, il a dû penser que le temps était venu de mettre son plan à exécution.
— C’est un vieux truc, expliqua Sohst. On échappe à l’arrestation pour un certain motif en se faisant enfermer pour un autre.
— Nous savons maintenant que Mutschmann a été arrêté et envoyé à Dachau trois jours après la mort de Paul Pfarr, dit Heydrich avant d’ajouter avec un sourire en lame de couteau : Il a tout fait pour qu’on l’embarque. Il s’est fait prendre en train de tracer des slogans du KPD sur la façade de la Kripo de Neukölln.
— Un KZ n’est pas bien méchant pour un Kozi, ricana Sohst. Bien moins grave que si vous êtes juif ou pédé. Il sera probablement sorti d’ici deux ans.
Je secouai la tête.
— Je ne comprends pas, fis-je. Pourquoi ne demandez-vous pas au commandant du camp d’interroger Mutschmann ? Bon Dieu, quel besoin avez-vous de m’y envoyer ?
Heydrich croisa les bras et balança nerveusement sa botte dont le bout heurtait presque mon genou.
— Demander ça au directeur de Dachau signifierait mettre Himmler au courant, ce que je préférerais éviter. Notre Reichsführer, voyez-vous, est un idéaliste. Une fois en possession de ces papiers, il considérerait comme son devoir de punir ceux qu’il estimerait coupables de crimes contre le Reich.
Je hochai la tête en me souvenant de la lettre de Himmler à Paul Pfarr que Marlene Sahm m’avait montrée.
— Étant plus pragmatique, reprit-il, j’aimerais utiliser ces papiers au moment et de la manière que je choisirais.
— En d’autres termes, fis-je, vous vous en serviriez pour faire du chantage. Exact ?
Heydrich eut un petit sourire.
— Fascinant de voir comme vous lisez dans mon esprit, Herr Gunther. Mais vous devez comprendre qu’il s’agit d’une opération secrète concernant exclusivement la Gestapo. Vous ne devez sous aucun prétexte rapporter cette conversation à quiconque.
— Il doit bien y avoir quelqu’un parmi les SS de Dachau en qui vous avez confiance, non ?
— Bien sûr, dit Heydrich. Mais que voudriez-vous qu’il fasse ? Qu’il aille trouver Mutschmann pour lui demander où il a caché les papiers ? Allons, Herr Gunther, soyez raisonnable.
— Vous voulez donc que je trouve Mutschmann et que je me lie avec lui ?
— Exactement. Gagnez sa confiance. Découvrez où il a dissimulé les documents. Une fois que vous aurez le renseignement, vous vous identifierez auprès de notre homme de confiance.
— Comment reconnaîtrai-je Mutschmann ?
— La seule photo dont nous disposions est celle de son dossier de police, dit Sohst en me tendant un cliché. Elle date de trois ans, et comme il sera tondu elle ne vous aidera pas beaucoup. De plus, il aura sans doute beaucoup maigri. Le régime du KZ a tendance à transformer un homme, vous savez. Mais il y a une chose qui vous aidera à l’identifier : Mutschmann a un gros ganglion au poignet droit.
Je rendis la photo.
— Ce n’est pas grand-chose, dis-je. Que se passe-t-il si je refuse ?
— Vous ne pouvez pas refuser, fit Heydrich avec entrain. De toute façon, vous atterrirez à Dachau. La seule différence est que, en travaillant pour moi, vous êtes sûr d’en ressortir. Et de récupérer votre argent.
— Vous ne me laissez pas le choix.
— Exact, dit Heydrich avec un sourire. Parce que si vous aviez le choix, vous refuseriez. N’importe qui refuserait. C’est d’ailleurs pour ça que je ne peux pas envoyer un de mes hommes. Pour ça, et pour des raisons de discrétion. Non, Herr Gunther, en tant qu’ancien policier, vous êtes l’homme qu’il nous faut. Vous avez tout à gagner, ou tout à perdre. Cela dépend uniquement de vous.
— J’ai connu des affaires plus amusantes.
— À partir de maintenant, il faut oublier qui vous êtes, intervint Sohst. Nous vous avons préparé une nouvelle identité. Vous vous appelez désormais Willy Krause, et vous avez été arrêté pour marché noir. Voici vos papiers.
Il me remit une carte d’identité portant mon nouveau nom et ornée d’une photo datant de l’époque où j’étais dans la police.
— Une dernière chose, dit Heydrich. La vraisemblance exige une certaine modification de votre apparence physique, afin de corroborer la version de votre arrestation et de votre interrogatoire. Il est rare qu’un inculpé arrive à Columbia Haus sans une ou deux égratignures. Mes hommes, en bas, se chargeront de vous rendre présentable. Je le regrette, mais c’est pour votre propre sécurité.
— Très attentionné de votre part, fis-je.
— Vous resterez une semaine à Columbia Haus, puis vous serez transféré à Dachau, dit Heydrich en se levant. Permettez-moi de vous souhaiter bonne chance.
Je retins mon pantalon et me levai.
— N’oubliez pas qu’il s’agit d’une opération de la Gestapo, ajouta-t-il. Vous ne devez en parler à personne.
Il se retourna et appuya sur un bouton pour convoquer les gardes.
— Dites-moi encore une chose, dis-je. Qu’est-il arrivé à Six, à Helfferrich et aux autres ?
— Je n’y vois aucun inconvénient. Herr Six a été placé en résidence surveillée. Il n’est sous le coup d’aucune inculpation pour l’instant. Il a été trop choqué par la brève résurrection de sa fille pour pouvoir répondre à nos questions. Une histoire terrible – Herr Haupthändler, malheureusement, est mort à l’hôpital avant-hier, sans avoir repris conscience. Quant au criminel Red Dieter Helfferrich, il a été décapité ce matin à 6 heures à la prison du lac Plœtzen, et toute sa bande expédiée au KZ de Sachsenhausen. (Il m’adressa un sourire presque triste.) À mon avis Herr Six n’aura pas d’ennuis. C’est un homme trop important pour qu’on lui tienne rigueur de ce qui s’est passé. Vous pouvez constater que de tous les autres acteurs de cette pénible affaire, vous êtes le seul encore en vie. Espérons que vous vous acquitterez de votre mission : de ce succès dépendent non seulement votre crédibilité professionnelle, mais aussi votre survie.
Mes deux gardiens me raccompagnèrent dans l’ascenseur, puis dans ma cellule, là ils me tabassèrent avec méthode. Je tentai de résister mais, affaibli par le manque de sommeil et de nourriture, ma résistance resta purement velléitaire. J’aurais pu me débrouiller face à un seul d’entre eux, mais je ne pus rien contre les deux ensemble. On m’emmena ensuite dans la vaste salle de garde. Près des portes à double épaisseur, un groupe de SS jouait aux cartes en buvant de la bière, leurs armes et leurs matraques posées sur une table comme un tas de jouets confisqués par un maître d’école. Face au mur du fond, une vingtaine de prisonniers étaient alignés au garde-à-vous. On m’ordonna de les rejoindre. Un jeune SS allait et venait devant la rangée, braillant après les prisonniers en leur distribuant des coups de pied dans les reins. Un vieil homme s’effondra. Le SS le bourra de coups de botte jusqu’à ce qu’il perde conscience. De nouveaux prisonniers ne cessaient d’arriver. Au bout d’une heure, nous devions être une centaine.
On nous fit avancer le long d’un couloir jusqu’à une cour pavée où nous dûmes nous entasser dans des Minnas vertes de la Gestapo. Aucun SS ne monta avec nous, mais personne n’avait envie de parler. Chacun resta seul avec ses pensées, songeant à son foyer et à ceux qu’il aimait, qu’il ne reverrait peut-être jamais.
Arrivés à Columbia Haus, nous descendîmes des fourgons. Un avion qui décollait de l’aéroport Tempelhof tout proche survola les murs gris de la vieille prison militaire. Tous les prisonniers levèrent la tête, chacun souhaitant désespérément être l’un de ses passagers.
— Allons, plus vite, bande de salopards ! hurla un garde.
Sous un déluge de coups de pied, de coups de poing et de bourrades, nous gagnâmes le premier étage où nous nous alignâmes en cinq colonnes devant une lourde porte de bois. La meute des gardiens nous dévisageait avec un plaisir sadique.
— Vous voyez cette putain de porte ? beugla le RottenFührer avec un rictus de requin. Une fois que vous l’aurez franchie, vous ne serez plus jamais des hommes. On va vous coller les couilles dans un étau. Et vous savez pourquoi ? Pour vous éviter le mal du pays ! Vous n’aurez plus envie de revoir vos femmes et vos fiancées, puisque vous n’aurez plus de petit cadeau pour elles.
Il rugit d’un rire satisfait, imité par les gardiens qui s’emparèrent d’un prisonnier et le traînèrent, hurlant et gesticulant, dans la pièce dont ils refermèrent la porte.
Je sentis mes infortunés compagnons trembler de terreur, mais je me doutais qu’il s’agissait simplement d’une très mauvaise plaisanterie, et lorsque ce fut mon tour d’entrer, je le fis avec un calme ostensible. À l’intérieur, les matons prirent mon nom et mon adresse, examinèrent mon dossier pendant quelques minutes puis, après m’avoir abreuvé d’injures pour avoir fait du marché noir, ils me rouèrent à nouveau de coups.
Une fois dans le bâtiment principal, on me conduisit, le corps endolori, dans ma cellule. Je fus stupéfait d’entendre dans un couloir un chœur de détenus chanter Si tu as encore ta chère maman. Plus tard, j’eus l’explication de cette étrange chorale : les SS forçaient les détenus à chanter pour noyer les hurlements des prisonniers punis dont ils fouettaient les fesses nues à coup de lanières de cuir, dans une cave.
Lorsque j’étais flic, j’avais vu pas mal de prisons : Tegel, Sonnenburg, Plœtzen, Brandenburg, Zellengefängnis ou Brauweiler. Des endroits durs où régnait une discipline de fer. Pourtant aucun n’égalait la brutalité et la crasse inhumaine régnant à Columbia Haus. J’en arrivais à me demander si Dachau pouvait être pire.
Il y avait environ un millier de détenus dans la prison. Pour certains, comme moi, c’était une brève étape avant le KZ. D’autres y séjourneraient longtemps, mais finiraient de toute façon en KZ. Beaucoup n’en ressortiraient qu’entre quatre planches.
Ne devant rester que peu de temps, j’eus droit à une cellule pour moi tout seul. Mais il faisait si froid la nuit que, n’ayant aucune couverture à ma disposition, j’aurais accueilli avec gratitude un peu de chaleur humaine. Pour le petit déjeuner, on nous donnait un pain de seigle grossier avec un ersatz de café. Le dîner se résumait à du pain accompagné d’une soupe de gruau de pommes de terre. Les latrines étaient une simple planche posée au-dessus d’un fossé, et je devais déféquer en même temps que neuf autres détenus. Un jour, l’un des gardes avait scié la planche, et plusieurs hommes furent précipités dans la fange. Le personnel de Columbia Haus avait un sens particulier de l’humour.
Je croupissais là depuis six jours lorsque, un soir, vers minuit, on m’ordonna de rejoindre un groupe de prisonniers qu’un camion emmenait à la gare de Putlitzstrasse, d’où nous serions transférés à Dachau.
Dachau est situé à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Munich. Dans le train, un de mes compagnons m’apprit que Dachau était le premier KZ du Reich. Cela me sembla logique, puisque Munich avait été le berceau du national-socialisme. Construit autour des ruines d’une ancienne usine d’explosifs, le camp était planté de manière incongrue au beau milieu des champs de la verdoyante campagne bavaroise. La campagne verdoyante est d’ailleurs un des seuls aspects plaisants de la Bavière. Ses habitants certainement pas. Ce n’était pas Dachau qui allait me faire changer d’avis, sur ce point comme sur d’autres. À Columbia Haus, on m’avait dit que Dachau servirait de modèle aux camps à venir, et qu’il était même pourvu d’une école où l’on apprenait aux SS à se montrer encore plus brutaux. On ne m’avait pas menti.
On nous aida à descendre des wagons à coups de pied et de crosse, puis on nous conduisit à l’entrée orientale du camp, dont la grille portait la formule : « Le travail libère l’homme. » La phrase provoqua quelques ricanements méprisants de la part des prisonniers, mais personne n’osa faire de commentaires à voix haute de peur d’être battu.
Il existe beaucoup de choses qui peuvent libérer l’homme, mais le travail n’en fait certainement pas partie. À vrai dire, au bout de cinq minutes à Dachau, la mort vous paraissait un moyen beaucoup plus sûr que le travail pour gagner votre liberté.
On nous fit avancer vers un terre-plein qui ressemblait à un terrain de manœuvres, flanqué au sud d’un long bâtiment au toit pointu. Une route large et droite bordée de peupliers partait au nord, entre des rangées apparemment infinies de baraquements identiques. Je fus pris de vertige devant l’immensité de la tâche qui m’attendait. Dachau était immense. Il me faudrait peut-être des mois avant de retrouver Mutschmann, puis combien d’autres pour me lier avec lui et l’amener à me dire où il avait caché ces foutus documents. Je me demandai si toute cette mise en scène n’était pas une punition sadique imaginée par Heydrich.
Le commandant du KZ sortit du long bâtiment pour nous accueillir, mais comme tous les Bavarois, il ignorait les rudiments de l’hospitalité. Tout ce qu’il avait à nous offrir était un éventail de punitions variées. Il déclara qu’il y avait suffisamment d’arbres dans le coin pour nous pendre jusqu’au dernier. Il termina en nous promettant de nous donner un avant-goût de l’enfer, et je ne doutai pas un instant qu’il tiendrait parole. Heureusement, nous respirions un air pur. C’est l’un des deux seuls aspects agréables de la Bavière, l’autre étant la taille des seins des Bavaroises.
À Dachau se trouvait la boutique de tailleur la plus pittoresque qui soit. Ils avaient également un coiffeur des plus efficaces. Je dénichai un seyant ensemble à rayures et une paire de sabots, puis me fis couper les cheveux. J’aurais bien demandé qu’on y mette un peu de brillantine, mais c’aurait été gâcher la marchandise, vu que tous mes cheveux gisaient par terre. Je fus soulagé de me voir attribuer trois couvertures, une nette amélioration par rapport à Columbia Haus, et d’apprendre que je dormirais dans un baraquement « aryen ». Ceux-ci n’abritaient en effet que cent cinquante hommes, alors que les baraquements « juifs » en comptaient trois fois plus.
D’après le proverbe, il y a toujours moins bien loti que vous. À Dachau, c’était vrai si vous aviez la chance de ne pas être juif.
Les déportés juifs n’y furent jamais très nombreux, mais c’étaient eux qui connaissaient le sort le moins enviable. Nombreux en effet étaient ceux d’entre eux qui retrouvaient la liberté, mais de la façon dont j’ai parlé : dans un baraquement aryen, le taux de mortalité était en général d’un décès par nuit, contre sept ou huit dans un baraquement juif.
Dachau n’était pas un endroit pour les Juifs.
La population du camp représentait l’éventail complet des opposants actifs au nazisme, plus ceux envers qui les nazis montraient depuis le début une hostilité implacable. Il y avait là des Sozis et des Kozis, des syndicalistes, des juges, des avocats, des médecins, des enseignants, des officiers. Et des républicains espagnols, des témoins de Jéhovah, des francs-maçons, des prêtres catholiques, des tziganes, des Juifs, des spiritualistes, des homosexuels, des vagabonds, des voleurs et des assassins. À l’exception de quelques Russes et des anciens membres du cabinet autrichien, tout le monde à Dachau était allemand. Je rencontrai un détenu qui était juif et homosexuel et, comme si cela n’était pas suffisant, professait des idées communistes. Cela lui faisait trois triangles. La chance ne l’avait-elle pas quitté aussi précipitamment que si elle s’apprêtait à enfourcher une motocyclette ?
Deux fois par jour, nous devions nous rassembler sur l’Appellplatz, le terre-plein où les SS procédaient à l’appel. Après l’appel venaient les charités de Hindenburg : les séances de fouet. Ils attachaient un homme ou une femme à un poteau[22], baissaient son pantalon et lui infligeaient une vingtaine de coups sur les fesses. Beaucoup faisaient sur eux durant la séance. La première fois, j’eus honte pour eux, mais ensuite, un détenu m’expliqua que c’était le meilleur moyen pour déconcentrer l’homme qui infligeait la punition.
L’appel était une excellente occasion pour moi d’observer mes compagnons de captivité. Je notai mentalement ceux que j’avais éliminés comme n’étant pas Mutschmann. En moins d’un mois, j’en avais écarté plus de trois cents.
Je n’oublie jamais un visage. C’est la qualité d’un bon flic, et une des raisons pour lesquelles j’étais entré dans la police. Mais cette fois-ci, alors que ma vie dépendait de cette mémoire visuelle, l’arrivée constante de nouveaux détenus bouleversait mes comptes. Je me faisais l’effet d’un Hercule submergé par le purin des écuries d’Augias.
Comment décrire l’indescriptible ? Comment parier de ce qui rend muet d’effroi ? Beaucoup de mes compagnons d’infortune, quoique plus cultivés que moi, étaient incapables de trouver les mots adéquats. C’était un silence né de la honte, la honte de voir les innocents eux-mêmes devenir coupables. Car privé du moindre de ses droits, l’homme redevient une bête. Les affamés chapardent la nourriture d’autres affamés. La survie devient l’unique objectif de chacun, et cette préoccupation prime, et même occulte, l’expérience vécue. Détruire l’esprit humain par le travail forcé était le but de Dachau, la mort n’étant que la conséquence non recherchée de cet esclavage. La survie passait par l’acceptation d’un surcroît de souffrance pour les autres : tant qu’un autre détenu se faisait battre ou lyncher, vous étiez sauf. Si l’occupant du grabat voisin mourait dans son sommeil, vous pouviez manger sa ration pendant quelques jours.
Pour parvenir à survivre, il faut avoir frôlé la mort.
Peu après mon arrivée à Dachau, je fus nommé contremaître d’une équipe de Juifs chargée de construire un atelier dans le secteur nord-ouest du camp. Les prisonniers devaient charger des pierres pesant jusqu’à trente kilos dans des brouettes qu’il fallait ensuite, du fond de la carrière, pousser le long des quelques centaines de mètres du chemin en pente menant au chantier. Tous les SS de Dachau n’étaient pas des brutes épaisses : certains, plus astucieux, profitaient de la main-d’œuvre bon marché et des talents variés de la population du camp pour se livrer à de petits trafics. Il n’était donc pas de leur intérêt de tuer les détenus au travail. Mais les SS qui surveillaient le chantier dont j’avais la charge étaient de vrais salopards. Paysans bavarois pour la plupart, anciens chômeurs, leur sadisme était moins élaboré que celui de leurs collègues citadins de Columbia. Mais il était tout aussi efficace. Mon travail n’était pas compliqué : en tant que chef d’équipe, je n’étais pas contraint de charger les blocs de pierre. Mais pour les Juifs de mon kommando, c’était un travail exténuant. Les SS assignaient volontairement des délais très courts pour terminer une fondation ou un mur, et le non-respect de ces délais signifiait la privation de nourriture et d’eau. Ceux qui s’effondraient de fatigue étaient tués d’une balle à l’endroit même où ils tombaient.
Les premiers jours, je mettais la main à la pâte, à la grande joie des gardes SS qui trouvaient cela extrêmement drôle. Mais je constatai vite que ma participation n’accélérait en rien le travail. L’un d’eux me dit un jour :
— Qu’est-ce qui te prend ? T’aimes bien les youpins ? Je comprends pas. T’es pas obligé de les aider, alors pourquoi tu le fais ?
Pendant un instant, je ne sus que répondre. Puis je finis par lui dire :
— C’est justement parce que tu ne comprends pas que je le fais. Il parut dérouté, puis fronça les sourcils. Je crus une seconde qu’il allait se sentir offensé, mais au lieu de ça il éclata de rire et dit :
— Bah, je m’en fous, c’est ton enterrement après tout.
Au bout d’un certain temps, je compris ce qu’il avait voulu dire. Le travail me tuerait, tout comme il tuait les Juifs de mon kommando. C’est pourquoi je cessai de les aider. Mais, pour me racheter, je cachai sous deux brouettes un Juif qui venait de s’effondrer, afin de lui laisser le temps de récupérer. Je recommençai plusieurs fois, sachant pertinemment que je risquais le fouet si j’étais découvert. Il y avait des informateurs partout à Dachau. Les détenus m’avaient mis en garde contre ce fait, sans savoir que j’en étais presque un moi-même.
Je ne fus pas pris sur le fait en train de protéger un Juif épuisé, mais les gardes me posèrent des questions si précises que j’en conclus que j’avais été trahi. Je fus condamné à vingt-cinq coups de fouet.
Ce n’est pas tant la douleur que je redoutais que l’éventualité d’être envoyé à l’hôpital du camp après la séance. Comme la plupart de ses occupants étaient atteints de typhoïde ou de dysenterie, il fallait éviter cet endroit à tout prix. Les SS eux-mêmes n’y allaient jamais sans raison impérieuse. Je risquais d’y attraper une cochonnerie et de ne jamais retrouver Mutschmann.
L’appel durait rarement plus d’une heure, mais le jour où je devais être fouetté, il dura près de trois heures.
Ils m’attachèrent entre les poteaux et défirent mon pantalon. J’essayai de déféquer, mais la douleur était telle que je n’y parvins pas. En outre, avec la nourriture qu’on nous servait, je n’avais rien dans les intestins. Après mes vingt-cinq « aumônes », j’eus juste le temps de sentir qu’on me détachait avant de perdre conscience.
Un bras pendait de la couchette au-dessus de moi. Je le fixai un bon moment et, comme les doigts restaient parfaitement immobiles, je me demandai si l’homme n’était pas mort. Je voulus me lever pour vérifier, mais retombai aussitôt sur le ventre en hurlant de douleur. Alerté par mon cri, un type s’approcha de ma paillasse.
— Seigneur ! haletai-je en sentant la sueur perler à mon front. Ça fait encore plus mal que quand on les reçoit.
— C’est le médicament qui fait ça, me dit le type.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, avec des dents de lapin et des cheveux qu’il avait probablement récupérés sur un vieux matelas. Affreusement émacié, son corps donnait l’impression de sortir d’un bocal de formol. Il portait une étoile jaune cousue sur la poitrine de sa veste de prisonnier.
— Un médicament ? répétai-je avec incrédulité.
— Oui, du chlorure de sodium, fit le Juif d’une voix traînante avant d’ajouter plus vivement : Autrement dit du sel, mon ami. J’en ai répandu sur tes plaies.
— Bon Dieu, lâchai-je. Je ne suis pas une omelette !
— Peut-être, rétorqua-t-il, mais moi, je suis un foutu toubib. Je sais que ça doit te faire le même effet que d’enfiler une capote pleine d’orties, mais c’est le seul moyen d’empêcher l’infection.
Je lui trouvai une voix chantante d’acteur comique.
— Tu as de la chance que j’aie pu te soigner, poursuivit-il. J’aimerais pouvoir en faire autant pour tous ces malheureux, mais je ne peux pas faire grand-chose avec des médicaments volés dans les cuisines.
Je levai la tête vers la main qui pendait toujours de la couchette au-dessus. Jamais je n’éprouvai un tel plaisir à observer une malformation physique : c’était un poignet droit, surmonté d’un beau ganglion. Le docteur rabattit le bras sur le matelas, le cachant à ma vue, et grimpa sur mon grabat pour examiner son propriétaire. Puis il redescendit et se pencha sur mes fesses dénudées.
— Ça va aller, dit-il.
Je hochai la tête en désignant mon voisin du dessus.
— Et lui, qu’est-ce qu’il a ?
— Pourquoi, il vous gêne ?
— Non, c’est juste pour savoir.
— Dites-moi, avez-vous déjà eu la jaunisse ?
— Oui.
— Bon, fit-il, dans ce cas, ne vous inquiétez pas, vous ne l’attraperez pas. Abstenez-vous tout de même de l’embrasser ou de le sodomiser. Je vais quand même essayer de lui trouver une autre paillasse, au cas où il vous pisserait dessus. La transmission s’effectue par les excréments.
— Transmission ? fis-je. Transmission de quoi ?
— Hépatite. Je vais leur demander de vous installer sur la couchette du dessus et de le faire passer en bas. Donnez-lui de l’eau s’il en réclame.
— Bien sûr, dis-je. Comment s’appelle-t-il ? Le docteur soupira d’un air las.
— Pas la moindre idée.
Plus tard, après qu’on m’eut transféré, au prix de souffrances atroces, sur la couchette du dessus, et que mon voisin eut pris ma place, je me penchai pour jeter un coup d’œil à celui qui représentait mon unique espoir de sortir de cet enfer. Le spectacle n’avait rien d’encourageant. Avec sa peau jaunie et son corps squelettique, il m’aurait été impossible de reconnaître Mutschmann d’après le seul souvenir de la photo que j’avais vue dans le bureau de Heydrich. Le ganglion seul révélait son identité. Pour l’instant, délirant de fièvre, Mutschmann frissonnait sous sa mince couverture et gémissait lorsque la douleur lui déchirait les entrailles. Je l’observai un moment. À mon soulagement, il parut reprendre conscience, mais ce ne fut que pour essayer, en vain, de vomir. Il fut aussitôt repris par son délire. Il était évident que Mutschmann agonisait.
À part le docteur Mendelssohn, et trois ou quatre assistants souffrant eux-mêmes de divers maux, il y avait une soixantaine d’hommes et de femmes dans l’hôpital du camp. Hôpital est d’ailleurs un bien grand mot. L’endroit tenait plus du mouroir que de l’établissement médical. J’appris qu’il y avait là deux sortes de patients : les malades, qui finissaient tous par mourir, et les blesses, à qui il arrivait bien souvent de tomber malades durant leur « hospitalisation ».
Ce soir-là, juste avant la nuit, Mendelssohn vint examiner mes plaies.
— Demain matin, je vous laverai le dos et nous y remettrons du sel, dit-il avant de se pencher d’un air découragé vers Mutschmann.
— Et lui, où en est-il ? demandai-je.
C’était une question stupide, qui ne fit qu’éveiller la curiosité du médecin. Il me regarda d’un air suspicieux.
— Puisque ça a l’air de vous intéresser, fit-il d’une voix aigre, sachez que je lui ai interdit l’alcool et la nourriture épicée, et que je lui ai conseillé de garder le lit.
— Oui, je vois.
— Mon ami, je n’ai pas le cœur particulièrement endurci, ajouta-t-il, mais je ne peux rien faire pour lui. Si je pouvais lui donner un régime de protéines, de vitamines et de glucose, il aurait une chance de s’en sortir.
— Pour combien de temps en a-t-il ?
— Reprend-il toujours conscience de temps en temps ? (J’acquiesçai. Mendelssohn soupira.) Difficile à dire, mais une fois dans le coma, il ne lui restera pas plus d’un jour ou deux. Je n’ai même pas de morphine pour le soulager. Dans cette clinique, la mort est à peu près le seul médicament disponible, vous savez.
— Je tâcherai de ne pas l’oublier.
— Ne tombez pas malade, l’ami. Nous avons ici des cas de typhus. Si vous sentez un début de fièvre, buvez deux cuillerées de votre urine. Ça a l’air de marcher.
— Si j’arrive à trouver une cuillère propre… Merci quand même pour le tuyau.
— En voici un autre, puisque vous paraissez en forme. La raison pour laquelle la Résistance du camp se réunit ici, c’est parce qu’ils savent que les gardes n’y entrent jamais. Contrairement aux apparences, les SS ne sont pas des imbéciles. Il faudrait être fou pour rester ici une minute de plus que nécessaire. C’est pourquoi je vous conseille de sortir dès que vos douleurs seront un peu calmées.
— Et vous, qu’est-ce qui vous fait rester ? Le serment d’Hippocrate ?
Mendelssohn haussa les épaules.
— Jamais entendu parler de ce truc-là, lâcha-t-il.
Je dormis un moment. J’aurais voulu rester éveillé au cas où Mutschmann reprendrait conscience, dans l’espoir de jouer une de ces petites scènes touchantes qu’on voit au cinéma, quand le mourant décharge son âme du fardeau qui l’accable et se confie à l’homme penché au-dessus de son lit d’agonie.
Lorsque je m’éveillai, il faisait sombre. Parmi les quintes de toux et les ronflements des autres malades, je distinguai soudain du bruit en provenance de la couchette de Mutschmann. Je me penchai et, à la lueur du clair de lune, le vis, appuyé sur un coude, une main serrant son estomac pour essayer de vomir.
— Ça va ? demandai-je.
— Bien sûr, dit-il d’une voix sifflante. Je suis increvable, une vraie tortue des Galapagos.
Mais il recommença à gémir puis, les dents serrées par la douleur, il ajouta :
— C’est ces foutues crampes d’estomac.
— Un peu d’eau ? lui demandai-je.
— De l’eau, oui. J’ai la langue aussi sèche qu’une…
Il fut interrompu par un haut-le-cœur. Je descendis non sans peine de ma paillasse et emplis une louche dans un seau posé entre les lits. Les dents cliquetant comme un bouton de télégraphe, Mutschmann lapa bruyamment l’eau. Puis il soupira et se recoucha.
— Merci, mon vieux, dit-il.
— Il n’y a pas de quoi. Tu ferais la même chose pour moi, non ? Il essaya de rire mais fut terrassé par une violente quinte de toux.
— Mon cul que je ferais pareil, articula-t-il d’une voix caverneuse. J’aurais bien trop peur d’attraper quelque chose. D’ailleurs je sais même pas ce que j’ai. Tu le sais, toi ?
Je réfléchis un moment, puis résolus de le lui dire.
— Tu as une hépatite.
Il resta silencieux quelques minutes. Je me sentais honteux. J’aurais pu lui épargner ça.
— Merci de ta franchise, dit-il. Et toi, qu’est-ce que tu as ?
— Je suis passé à l’aumônerie de Hindenburg.
— Pour quel motif ?
— J’ai aidé un Juif de mon kommando.
— C’est pas malin, fit-il. De toute façon ils sont morts. Tous. Tu peux prendre le risque avec quelqu’un qui peut s’en tirer, mais ça ne vaut pas le coup avec un Juif. Ils n’ont aucune chance.
— Toi non plus, tu n’as pas eu de chance.
— C’est vrai, dit-il en ricanant doucement. Je ne pensais pas tomber malade. J’étais sûr de sortir de ce trou à rats. Surtout que j’avais une bonne planque à l’atelier de cordonnerie.
— Ouais, pas de pot, dis-je.
— Je suis en train de mourir, pas vrai ?
— Ce n’est pas l’avis du toubib.
— Arrête ton baratin. Je vois bien où j’en suis. Mais merci quand même. Seigneur, je donnerais n’importe quoi pour une clope.
— Moi aussi, dis-je.
— Même s’il fallait la rouler. (Il marqua une pause avant d’ajouter :) Il faut que je te dise quelque chose.
— Oui ? À quel propos ? fis-je en essayant de dissimuler mon impatience.
— Ne baise jamais avec une femme du camp. Je suis à peu près sûr que c’est comme ça que j’ai attrapé cette saloperie.
— Je n’oublierai pas ton conseil. Merci de m’avoir prévenu.
Le lendemain, j’échangeai ma ration contre des cigarettes et attendis que Mutschmann émerge de son délire. J’attendis presque toute la journée. Lorsqu’il se calma, il poursuivit notre conversation comme si nous l’avions interrompue quelques minutes plus tôt.
— Comment ça va ? Tes plaies, ça s’arrange ?
— Ça fait toujours mal, dis-je en descendant de ma couchette.
— Ça m’étonne pas. Ce putain de père Fouettard n’y va pas de main morte. (Il tourna alors son maigre visage jaune vers moi.) Tu sais, il me semble t’avoir déjà vu quelque part.
— Ah bon ? Et où ça ? dis-je. Au Rot Weiss Tennis Club ? Au Herrenklub ? À l’Excelsior, peut-être ?
— Arrête, je parle sérieusement.
J’allumai une de mes cigarettes et la lui collai entre les lèvres.
— Je parie que c’était à l’opéra, dis-je. J’adore l’opéra, tu sais. À moins que ce soit au mariage de Gœring ?
Il esquissa un sourire de ses lèvres sèches, puis avala une grande bouffée comme si c’était de l’oxygène pur.
— T’es un vrai magicien, dit-il en savourant sa cigarette. Je la lui ôtai un instant des lèvres avant de l’y replacer.
— Non, ce n’était dans aucun de ces endroits. Mais ça me reviendra.
— Certainement, dis-je en espérant qu’il ne s’en souviendrait pas.
Un instant, je songeai à mentionner la prison de Tegel, mais j’y renonçai. Malade ou pas, il flairerait quelque chose et je ne pourrais plus rien en tirer.
— Pourquoi tu es là ? Tu étais Sozi ? Kozi ?
— Non, marché noir, expliquai-je. Et toi ? Son sourire s’élargit.
— Je me planque.
— Ici ? À qui veux-tu échapper ?
— À beaucoup de monde, dit-il.
— Eh bien, on peut dire que t’as choisi un drôle d’endroit pour te cacher. C’est de la folie.
— Personne ne peut me retrouver ici. Laisse-moi te poser une question : où est-ce que tu planquerais une goutte de pluie ? Je secouai la tête sans répondre. Sous une cascade. Au cas où tu le saurais pas, c’est de la philosophie chinoise. Avoue que ça serait coton de retrouver une petite goutte là-bas dessous, hein ?
— Oui, certainement. Mais pour faire ça, il fallait que tu sois au bout du rouleau, non ?
— Dommage que je sois tombé malade… Parce que quand je serais sorti – dans un an ou deux – ils auraient bien été obligés de me laisser tranquille.
— Qui ça ? dis-je. Pourquoi te recherchent-ils ?
Il battit des paupières et la cigarette tomba de ses lèvres inanimées sur la couverture. Je la ramassai et l’éteignis au cas où il reviendrait à lui assez longtemps pour la terminer.
Pendant la nuit, la respiration de Mutschmann se fit de plus en plus oppressée, et au matin Mendelssohn annonça qu’il était au bord du coma. Je ne pouvais rien faire d’autre que rester allongé sur le ventre, à observer l’homme qui mourait en dessous de moi. Je songeai beaucoup à Inge, et encore plus à moi-même. À Dachau, les funérailles étaient réduites au strict minimum : on vous flanquait au four et c’était terminé. Mais en observant le progrès du mal qui rongeait le foie et la rate de Mutschmann, infectant petit à petit tout son corps, je songeai surtout à cet autre mal qui dévorait inexorablement ma glorieuse Patrie. Ce n’est qu’à Dachau que je réalisai à quel point l’atrophie de l’Allemagne s’était transformée en nécrose. Et comme pour le pauvre Mutschmann, aucune morphine ne soulagerait les souffrances qui s’annonçaient.
Il y avait quelques enfants à Dachau, nés de mères détenues. Ils n’avaient jamais connu autre chose que la vie dans le camp. Ils jouaient librement dans ses limites, tolérés par les gardiens dont certains s’étaient même pris d’affection pour eux, et ils pouvaient aller où ils voulaient, sauf entrer dans le baraquement de l’hôpital. Ils risquaient une sévère correction en cas de désobéissance.
Mendelssohn cachait un enfant sous une des paillasses. Le garçonnet s’était cassé une jambe en tombant dans la carrière. Il resta caché presque trois jours à l’hôpital avant que les SS le retrouvent. Il eut si peur en les voyant qu’il avala sa langue et s’étouffa.
Lorsque Mendelssohn dut apprendre la nouvelle à la mère, il fit preuve d’un irréprochable tact professionnel. Mais plus tard, après que la femme fut repartie, je l’entendis sangloter doucement.
— Hé ! là-haut !
Je sursautai en entendant la voix provenant de la couchette du dessous. J’avais négligé de surveiller Mutschmann, et à présent, je regrettais de n’avoir pas mis à profit sa période de lucidité qui devait durer depuis un certain temps. Je descendis donc précautionneusement de ma paillasse et m’agenouillai à côté de la sienne, car il m’était encore trop pénible de m’asseoir. Il eut un sourire affreux et m’agrippa le bras.
— Je m’en suis souvenu, fit-il.
— Ah oui ? dis-je plein d’espoir. Et de quoi tu t’es souvenu ?
— De l’endroit où je t’avais vu.
Je m’efforçai de prendre un air naturel, bien que mon cœur cognât violemment dans ma poitrine. S’il se souvenait de moi du temps où j’étais flic, j’étais grillé. Un type qui a connu la prison ne fraternise jamais avec un flic. Même si on s’était retrouvés tous les deux sur une île déserte, il m’aurait craché au visage plutôt que m’adresser la parole.
— Ah ouais ? fis-je d’un air candide. C’était où ?
Je lui mis la moitié de cigarette entre les lèvres et lui donnai du feu.
— T’étais le détective de l’hôtel Adlon, coassa-t-il. J’avais été repérer les lieux un jour, pour un boulot. C’est pas vrai ?
— Tu as une bonne mémoire, dis-je en allumant une cigarette. Ça fait un bail.
Il me serra le bras plus fort.
— T’inquiète pas, dit-il. Je le dirai à personne. Et puis c’est pas comme si tu étais flic, hein ?
— Tu dis que tu avais repéré l’endroit pour un boulot. Tu travaillais dans quel domaine ?
— Ma spécialité, c’étaient les coffres.
— Dans mes souvenirs, celui de l’hôtel Adlon n’a jamais été cambriolé. Pas pendant que j’y travaillais, en tout cas.
— C’est parce que j’avais rien pris, dit-il fièrement. Je l’ai ouvert, mais il n’y avait rien dedans. Et je te raconte pas des craques, hein !
— Mouais, fis-je. Pourtant, il y avait toujours des rupins à l’hôtel, avec pas mal de quincaillerie. C’était rare qu’il n’y ait rien dans le coffre.
— Je sais, dit-il. Alors ça devait encore être un de mes jours de malchance. Il y avait bien quelques trucs, mais rien que je puisse écouler. Parce que c’est ça le problème, tu comprends. Ce n’est pas la peine d’emporter quelque chose que tu ne pourras pas fourguer.
— D’accord, je te crois, fis-je.
— Ce n’est pas pour me vanter, mais j’étais le meilleur dans mon rayon. Aucun coffre ne me résistait. Tu dois te dire que je suis plein aux as, pas vrai ?
— Peut-être, dis-je en haussant les épaules. Je me dis aussi que tu devrais être en prison, mais tu l’es déjà.
— C’est parce que je suis riche que je suis ici. Je t’ai raconté, non ?
— Tu y as fait allusion, oui. (Je pris mon temps avant d’ajouter l’air de rien :) Et qu’est-ce que tu possèdes pour être si riche et si recherché ? De l’argent ? Des bijoux ?
Il eut un rire rauque.
— Beaucoup plus que ça, dit-il. Du pouvoir.
— Sous quelle forme ?
— Des papiers, dit-il. Crois-moi, des tas de gens donneraient très cher pour récupérer ces foutus papiers.
— Qu’y a-t-il dans ces papiers ?
Il avait le souffle court, plus léger que la silhouette d’une cover-girl dans le Junggeselle.
— Bah, je ne sais pas exactement, dit-il. Des noms, des adresses, des tas de renseignements. Un petit futé comme toi pourrait en faire bon usage.
— Tu ne les as pas apportés avec toi ?
— Ne sois pas idiot, dit-il d’une voix sifflante. Ils sont dehors, en lieu sûr.
J’ôtai la cigarette éteinte de ses lèvres, la jetai par terre et lui donnai le reste de la mienne.
— Ce serait dommage… que personne ne s’en serve, dit-il d’une voix haletante. Tu m’as aidé… alors… je vais te faire une faveur. Promets-moi de bien les faire suer, hein ? Ces papiers… ça vaut au moins… un plein camion de diams. (Je penchai l’oreille pour l’entendre.) Tu les tiendras… par les couilles.
Ses paupières battirent. Je le pris par les épaules et le secouai pour essayer de le ramener à la conscience. À la vie.
Je restai agenouillé près de lui un moment. Dans un recoin de mon âme encore capable de ressentir quelque chose, j’éprouvai un sentiment terrifiant d’abandon. Mutschmann était plus jeune et plus fort que moi. Il n’y avait aucune raison que je résiste plus longtemps que lui à la maladie. J’avais perdu beaucoup de poids, j’étais dévoré par la gale et mes dents se déchaussaient. L’homme de confiance de Heydrich, l’Oberschütze SS Bürger, était responsable de l’atelier de menuiserie. Que se passerait-il lorsque je lui communiquerais le mot de passe qui devait me faire sortir de Dachau ? Que ferait de moi Heydrich quand je lui dirais que je n’avais pas réussi à savoir où étaient les papiers de von Greis ? Me renverrait-il à Dachau ? Me ferait-il exécuter ? Et si je ne donnais pas signe de vie, comprendrait-il que j’étais bredouille et donnerait-il l’ordre de me faire sortir ? Connaissant Heydrich, cela me paraissait fort peu probable. Être arrivé si près du but pour voir tous mes efforts réduits à néant était presque insupportable.
Au bout d’un moment, je me redressai et tirai la couverture sur le visage jauni de Mutschmann. Un minuscule bout de crayon tomba par terre, et je le fixai plusieurs secondes avant qu’une bouffée d’espoir renaisse en moi. Je retirai la couverture du corps. Ses mains étaient closes. Je les ouvris l’une après l’autre. Dans la main gauche, je découvris un morceau du papier brun avec lequel les prisonniers affectés à la cordonnerie enveloppaient les chaussures des SS après les avoir réparées. J’avais si peur d’une nouvelle déception que je ne le dépliai pas immédiatement. Il me fallut ensuite près d’une heure pour déchiffrer l’écriture presque illisible qui y était tracée. Le texte était le suivant : « Bureau des objets trouvés, Service de la circulation, Saarlandstrasse, Berlin. Tu as perdu une serviette en juillet dernier dans Leipzigerstrasse. Cuir brun, serrure de cuivre, tache d’encre sur la poignée. Initiales dorées K. M. Contient une carte postale d’Amérique. Un roman de western, OldSurehand, de Karl May[23], et des papiers à usage professionnel. Merci. K. M. »
Je crois bien que personne n’a jamais reçu pareil billet de retour à la vie.